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Le blog discret mais intéressant sur l'histoire du cinéma et de ses films.

20 Jul

Memento de Christopher Nolan

Publié par Michael

Memento de Christopher Nolan

Rien de bien nouveau, objectivement, dans le scénario de Memento : Christopher Nolan part de l’idée d’un homme soudainement empêché de forger de nouveaux souvenirs, fussent-ils infimes, et en narrativise les conséquences logiques. Mais au lieu d’une horrifique tranche de vie d’un handicapé mental, on obtient un thriller psychologique, pour la bonne raison que le traumatisme de Leonard Shelby (Guy Pearce) est dû à une bagarre avec les agresseurs de sa femme. Celle-ci, violée et tuée, comme nous l’apprend Shelby d’une envoûtante voix-off, est hélas trop présente dans sa mémoire : "Can’t remember to forget you" ("J’oublie de t’oublier"). Voilà donc le jeune Shelby, ex-courtier en assurances de la côte Ouest, en chasse du meurtrier présumé de sa femme. Il a quelques éléments fournis par la police, mais sa condition mentale l’oblige à pousser une pratique policière, la prise de notes, jusqu’à son comble : comme il ne peut former de nouveaux souvenirs depuis l’accident, sa vie tient à présent à une série de notes (mementos) qu’il prend pour lui-même, utilement complétées par l’usage du polaroid. Ceci est mon hôtel, ceci est ma voiture, cet homme ci est mon ami, cette femme-ci me veut du bien, etc.


Nolan parvient à tirer de ce parti pris scénaristique quelques situations cocasses et une certaine angoisse chez un spectateur prompt à l’identification. Il exploite également le contraste entre les tâtonnements mentaux de son protagoniste et les références au film noir d’un côté, et le grand jour, le soleil de l’Ouest américain, qui, comme les photos, ne fait lumière sur rien. Le montage énergique y contribue, soit qu’il précipite le héros dans une course-poursuite dont il ignore la cause, soit qu’il figure l’affolement et la confusion de son esprit. Mais il semble que le réalisateur ait de plus grandes ambitions, et on doute que la comparaison d’un critique américain avec les théories d’André Bazin qui relie cinéma et mort par une esthétique de la trace (1), ait déplu au jeune Nolan. Celui-ci, tout en se définissant comme "réalisateur commercial [mainstream]", affirme avoir voulu "utiliser cette maladie mentale [l’amnésie "antérograde"] comme une façon métaphorique de traiter certaines questions philosophiques […] [comme] la nature de la mémoire, et en particulier l’idée de souvenirs fabriqués (2)". Memento met en scène une lutte au sein d’un homme, entre le fading (la disparition progressive, l’effacement) et son contraire, l’accumulation obsessive de "faits" (ainsi que Leonard Shelby les appelle), ces notes qu’il va jusqu’à faire tatouer sur sa peau, extériorisant ce qu’il ne peut plus intérioriser. Plusieurs détails suivent soigneusement ce fil métaphorique, que ce soit dans la décoloration des cheveux du protagoniste (reflet du "palissement" de ses facultés mémorielles), ou surtout dans l’impressionnante séquence d’ouverture, où Shelby secoue un polaroid sur lequel, au lieu d’apparaître, l’image s’efface. Séquence programmatique, puisqu’elle nous annonce (était-ce nécessaire ?) la structure à rebours du film, dont chaque scène précède, à l’écran, celle qui l’a chronologiquement précédée dans le récit. Le thème du fading est donc au cœur même du montage, car l’histoire, dite à rebours, semble ainsi s’effacer, vers un "début" final révélé comme événement moindre, erreur initiale : le traumatisme originel n’est pas forcément vrai, se voit dire, avec un didactisme agaçant, le spectateur manipulé. La pièce manquante du puzzle psychologique serait donc la cause d’une répétition criminelle : incapable de mémoire linéaire, Shelby, avec sa série de notes, se condamne à une vengeance "en série", sans fin.


C’est là l’aspect le plus conventionnel de Memento, film qui prend trop de notes sur soi, qui se gribouille jusqu’à la caricature. Leonard Shelby manipule le monde, sous prétexte de ne pouvoir l’assimiler dans le temps: il fige choses et êtres chimiquement sur les clichés, ou avec de petites phrases lapidaires ; il cherche même à mettre en scène sa femme, en la faisant jouer pour une nuit par une prostituée perplexe mais contente d’avoir gagné son argent facilement. Leonard est lui-même manipulé par d’autres personnages qui utilisent son handicap à des fins personnelles (Carrie-Anne Moss en est l’exemple le moins convaincant, et Joe Pantoliano, le meilleur). En définitive (surprise à l’odeur de pétard mouillé) c’est lui-même que sa psyché, malade de culpabilité, manipule, puisque ses chers petits "faits", une fois dépourvus de leur contexte et de leurs modifications dans le temps, ne sont autres que des fictions. Par la même occasion, le spectateur se trouve forcé de remettre en doute l’ensemble du récit, ficelle hélas familière pour tout bon hitchcockien (on pense par exemple à Spellbound [La Maison du Dr. Edwards]). Mais le film, porté par Guy Pearce, reste quelque temps dans la mémoire, "post-it" périmé impossible à jeter, ou (accordons-le-lui) écho à Ugetsu (Contes de la Lune vague après la Pluie) de Kenji Mizoguchi, dans lequel le héros se fait peindre le corps par un moine pour se protéger, par ces prières inscrites sur sa peau, contre le sortilège de la princesse morte vivante.

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